Lalla, la bien-aimée éternelle du Très aimé éternel
« Je me suis levée pleine d’espoir de m’épanouir comme une fleur de coton. Le cueilleur m’a fait supporter des coups lourds sans nombre, et la quenouille de la fileuse a sorti de mon être un fil complètement et totalement nouveau. Dans l’atelier du tisserand je n’ai pas été épargnée, et le laveur m’a heurtée avec une pierre et m’a frottée impitoyablement avec de l’argile et du savon. Enfin, le tailleur m’a coupée en morceaux avec ses ciseaux. C’est seulement à ce moment que j’ai pleinement atteint la perfection suprême dans l’éternité. »
Les traditions spirituelles de l’Inde rappellent une pratique secrète ancienne, autrefois très répandue dans certaines régions. Dans les trois premiers jours de la vie d’un enfant, une femme initiée écrivait sur la langue du nouveau-né avec un bâton en bois de santal trempé dans du miel une syllabe sacrée d’une charge énergétique particulière : le mantra de la Grande Puissance Cosmique de la Compassion, Tara. La langue de l’enfant devenait ainsi, par consécration spirituelle, un véhicule pur destiné à la parole divinement inspirée, dont les mots pleins de rythme et d’harmonie étaient conformes aux pensées et aspirations les plus nobles. On dit que, grâce à cette procédure occulte, des esprits très élevés et des érudits de grande renommée désireux d’aider l’humanité se sont incarnés en Inde.
Dans la région du Cachemire en particulier , il y a eu une longue lignée initiatique de saints, de sages et de grands maîtres spirituels. Les poèmes mystiques de Somananda, Utpaladeva, Abhinavagupta et de Kshemaraja, éminents représentants de la tradition shivaïte, sont encore aujourd’hui récités avec passion et éveillent les mêmes émotions vives : l’amour plein de dévotion, l’aspiration intense et l’élan impétueux envers Dieu. La vie de ces grands esprits est restée presque inconnue. Mais leur travail a une profonde valeur d’autobiographie spirituelle. Des poèmes pleins de charme et d’une musicalité unique, écrits dans un style simple et direct, relatent de leurs expériences vécues à tous les stades du développement mystique, des premières étapes jusqu’à la fusion pleine de bonheur avec Dieu.
Enfance pleine de visions mystiques
« Celui qui a fusionné dans son cœur avec Dieu se baigne constamment dans les eaux sacrées même lorsqu’il rit, éternue, tousse ou baille ; il est l’ascète pur, d’un bout à l’autre de l’année. Il sait que c’est vrai que Tu es toujours près de lui ! »
Lalla est l’un de ces êtres bénis qui ont atteint l’état de libération suprême au cours de leur vie. Appelée Lalleshvari par les shivaïtes ou Lal Didi ou Ded par les musulmans, la yogie a vécu au XIVe siècle et est contemporaine du grand soufi Sayyid’Ali Hamadan, connu pour avoir converti le Cachemire à l’Islam en 1380. Il n’y a actuellement aucun manuscrit original de ses travaux, mais il existe plusieurs recueils incomplets. Lord George Grierson et le Dr L.D. Barnett les ont traduits et publiés en 1920 sous le titre «Lallavakyani ou les mots pleins de sagesse de Lalla Ded, une poétesse mystique du Cachemire ancien ». La poésie de Lalla illustre d’une manière pittoresque, festive et très accessible les croyances des sages shivaïtes de son temps fondées sur l’expérience directe. Sa popularité n’a jamais connue de fluctuations parmi les chercheurs et les érudits, même parmi les gens ordinaires.
Lalla est aussi mentionnée dans les traités sur l’histoire du Cachemire, qui précisent qu’elle est née dans le village Sempore dans la maison d’un pandit. Sa vie a commencé sous des auspices inhabituels. Ce jour-là, deux sources ont jailli et toute son enfance a été marquée par des visions spirituelles, suite auxquelles elle restait des heures en méditation et en contemplation. Son mariage à l’âge de dix ans la fit entrer dans une famille de nobles brahmanes de Pampore. Son penchant pour la spiritualité n’allait pas avec la vision matérialiste de sa famille. Bien qu’elle accomplissait les tâches qui lui avaient été attribuées, Lalla n’était pas vue de bons yeux car les autres ne comprenaient pas son désir de se libérer de toutes les chaînes mondaines et de révéler son Soi pour que son âme puisse atteindre la communion pleine d’amour avec Dieu.
Elle décrit ainsi cette première étape de son évolution: « Brisée, je tire à peine la barque sur l’océan juste à l’aide d’une corde déchiquetée. Oh, mon Seigneur m’entendra-t-il vraiment ? Me portera-il jusqu’à l’autre bord ? Comme l’eau dans des jarres d’argile non cuite, je me dissipe lentement. Mon cœur est un tourbillon vertigineux. Combien je languis pour rentrer à la maison (le Soi Suprême, Atman) ! »« Oh mon âme, les vanités trompeuses du monde t’ont jetée dans le destin, annihilant ta liberté absolue. De ton ancre en fer, il semble ne plus en rester aucune trace… Hélas, pourquoi as-tu oublié ta vraie nature, le Soi (Atman) ? » (soutra 67 de Bhakti, le Yoga de l’amour sans fin et de l’aspiration frénétique envers Dieu, présenté et adapté par le professeur de yoga Nicolae Catrina) « Pourquoi t’es-tu immergé, aveuglé dans le fleuve des existences ? Car tu as oublié ta nature divine, celle qui te sauvegarde de la fange de ce monde et il ne t’est resté que la boue de l’ego limité. Quand ton temps viendra, les serviteurs de Yama, le dieu de la mort, te guideront vers un sort terrible. Qui pourrait te libérer de la peur de la mort? » (Soutra 74, id.)
Aspiration et ferveur
Consommée par le désir de réaliser Dieu et non pas animée par une passion passagère, Lalla a décidé de n’épargner aucun effort pour faire des progrès sur le chemin spirituel. Elle a compris que le malheur surgit d’un esprit faible, instable et constamment harcelé par des désirs, et que nos émotions si diverses, les impressions sensorielles ainsi que le tumulte des craintes nous éloignent de la liberté et du bonheur originaire. Tout attachement à un objet limité signifie souffrance. La liberté est le repos définitif dans le Suprême Sujet conscient, dans la conscience du Soi qui réalise que « Je suis Moi (Dieu) ».
Le Soi Suprême, Soi (Atman) de l’être humain, identique à Shiva (Dieu) et donc éternellement libre plonge à jamais dans un océan de bonheur. Mais l’homme commun ignore la réalité essentiel de son être. « Ceux qui, aveuglés, tombent en proie à la tourmente effrayante du SAMSARA (cycle des existences, de la réincarnation) sont soumis à la torture par leurs propres désirs et, à travers les millénaires, ils ne font qu’ajouter nœud à nœud à l’ourdissage de leurs réincarnations, qui suivent leur cours encore et encore. »
Lalla sait que la seule possibilité réelle d’évolution pour l’homme est l’aspiration fervente envers Lui (Dieu) : « Âme troublée, ne nourrit pas, ne nourrit aucune douleur dans ton cœur. L’Unique (Dieu) infini se penche sur toi pour calmer ta faim. Crie vers Lui ton appel débordant d’amour! »
Lalla a appliqué dans la vie quotidienne les principes de la renonciation et a compris qu’il importe peu que vous choisissiez de devenir un ascète errant ou de mener une vie familiale. L’important est qu’un seul souhait reste vivant dans le cœur : celui de la fusion complète avec Dieu le bien-aimé: « Ne porte des vêtements que pour te protéger du froid. Ne mange que pour calmer ta faim. Oh, pensée, offre-toi sans cesse seulement au discernement et à l’aspiration pleine d’amour pour le Soi divin (Atman) et pour Dieu. Et ton corps terrestre… considère-le comme de la nourriture pour les corbeaux. »
Elle danse nue, toute en extase
La rencontre avec le libéré soufi nommé Sad Mol a aidé Lalla à effectuer un véritable saut et à aller au-delà du niveau spirituel où elle se trouvait. Elle raconte: « Mon gourou m’a donné une leçon: « De l’extérieur va vers ton cœur ». Et ceci est devenu pour moi, Lalla, une sainte loi et le commandement. J’ai donc commencé à danser sans aucun vêtement » (Soutra 94, id.) Bannie par sa belle-mère, elle devint une ascète, chantant et dansant nue partout. Lorsqu’on lui reprochait son indécence, Lalla disait que les vrais hommes sont très rares et qu’il ne vaut donc pas la peine de subir la souffrance de s’habiller (pour la grande yogie du Cachemire, un homme était un être pleinement identifié avec Shiva, l’Eternel Masculin Divin). On dit cependant qu’un jour, en regardant l’illuminé Sayyid’Ali, elle s’enfuit et se cacha dans le four d’un boulanger en criant: « J’ai vu un homme! »
Les adorateurs de Bhairava, les soi-disant « fous de Dieu », l’imaginent dansant et chantant librement sans aucune peur et contrainte, affranchie de l’identification au corps et aux obstacles limitateurs de la personnalité. Enivrés du vin de l’amour indicible, ils ne veulent devenir ni des ascètes, ni les maîtres de l’univers, ni des libérés mais seulement les adorateurs éternels de Shiva. « Fous et débordants d’amour, comblés de bonheur jusqu’à l’extase, ils tournent, dansants et vibrants avec leur être tout entier grâce au toucher ineffable de la Grâce Divine. Aveuglés par des larmes de joie, le visage épanoui, ils disent des paroles incohérentes dans la danse cosmique de l’amour ». « L’amour pour Celui qui est caché, l’amour pour le Suprême Divin… l’amour pour Toi, l’amour pour Shiva, ô, Seigneur! La plénitude de l’amour… je le serre de toute mon âme. Que mon amour ardent et profond soit seulement pour Toi! » (Utpaladeva, IX.16). Lalla aussi était une telle amoureuse. Elle atteint le niveau d’évolution spirituelle qui lui permettait de dire: « Que je sois couverte de honte, que je sois réprimandée, que je sois adorée avec des offrandes sincères de fleurs et de dons, je reste immobile dans l’état de béatitude intérieure! »
Elle obéit au conseil de son maître et pris résolument la voie de l’intériorisation, après avoir longtemps cherché la vérité en dehors et s’être épuisée dans des efforts inutiles : « Consommée par des désirs amers, moi, Lalla, je suis allée à la recherche de la Vérité et j’ai erré des jours et des nuits jusqu’à ce que je trouve en moi un Sage parfait. Ce fut ma bonne étoile et le moment béni où je L’ai trouvé. » Dans les premiers moments d’éveil, tout semblait à Lalla comme un éternel présent. Chaque chose étincelait toute neuve et immaculée, sans aucun lien avec le passé ou l’avenir: « La conscience est toujours nouvelle, la lune cachée est à jamais neuve. Ainsi, j’ai vu l’expansion éternellement nouvelle des eaux universelles. Et du moment où, moi, Lalla, j’ai purifié mon corps et mon esprit, je suis à chaque instant immaculée, neuve et à nouveau neuve. » (Sutra 93, id.)
La torture de l’âme entre deux mondes
« Tu étais une fois un cygne… combien silencieux es-tu maintenant ! Quelqu’un, je ne sais pas qui, a disparu et tu as été volée d’un je ne sais quoi. Depuis que le moulin a cessé de tourner, les pailles l’ont bloqué et le meunier a couru avec le grain. » Le moulin de la connaissance discursive, fragmentatrice ne fonctionnait plus depuis que Lalla avait reconnu l’identité entre Shiva et l’essence de son Soi (Atman). Le meunier divin (Shiva) avait pris le blé moulu (les pensées) dans Sa transcendance et dorénavant, elle allait rester silencieuse. Lalla conseille donc: « Ayant toute la connaissance, sois comme celui pleinement ignorant, en voyant, sois comme l’aveugle, en entendant, sois totalement silencieux. Dans chaque acte demeure imperturbable. Tout ce qu’on vous dit, répondez avec le même détachement. Voici la vraie manière de connaître la Réalité. »
Toutes les traditions spirituelles parlent de la nuit profonde qui précède l’aube, le test ultime que le disciple doit passer. L’adorateur a vécu les moments béatifiques de l’illumination, lorsque l’essence de Dieu lui a été révélée, mais il ne parvient pas encore à rendre cet état permanent. Il s’attriste devant sa faiblesse humaine et son imperfection. Il n’est plus attiré par les joies de ce monde, mais les portes vers le monde divin semblent bloquées. « Le nœud reliant la corde de mon fardeau de sucre s’est défait. Mon fardeau quotidien s’est renversé. La parole de mon Maître (à perdre ce monde pour gagner celui de l’Esprit) est tombée sur moi comme une blessure profonde. Le troupeau a perdu son berger. Comment pourrais-je me libérer? »(Soutra 108, id.) Lalla exprime maintenant la douleur de son âme suspendue entre deux mondes, celui qu’elle vient de quitter et celui dont elle n’a pas encore franchi le seuil, mais dont la porte s’est ouverte. Elle porte la charge en apparence douce – du sucre – de l’illusion, mais une fois qu’elle entre dans la vie divine, le lien commence à se rompre. Cependant, le fardeau semble encore plus lourd maintenant, car la corde ne se rompt pas encore mais lui fait mal. Les plaisirs de la vie quotidienne deviennent un tourment, un poids écrasant. A ce poids s’ajoute la perte du berger, Shiva. Par conséquent, il est difficile de respecter le conseil de son maître, de se résorber dans l’essence ultime de son être, Atman.
« Quand le clair de lune se terminera (à savoir le début du jour de l’illumination), je vais appeler la folie (de mon âme) et je vais calmer la douleur avec l’amour de Dieu, en criant: « C’est moi, Lalla, c’est moi, Lalla ! » Et donc je vais réveiller le Bien-Aimé et je vais me jeter en lui, pour que mon âme perde sa triple impureté » (Sutra 105, id.). Lalla éveille par son invocation ardente le Bien-Aimé Shiva (Dieu), qui « dort » caché à même dans son âme où elle s’est finalement retirée. Là où, après l’avoir trouvé, elle retrouve sa propre âme en Lui.
Pour toujours fondue en Lui
« Absorbée dans Toi, tu me restais caché. J’ai donc passé chaque instant à ta recherche et à ma recherche. Puis, en Te contemplant en moi, nous nous sommes accordé, à Toi comme à moi, le bonheur infini. »
« Le monde en argile de l’illusion s’est fané en moi. Mon âme a été consumée par le feu de l’amour. Et donc j’ai trouvé Shiva. »
Avec une précision extraordinaire, Lalla décrit brièvement les dernières étapes de l’ascension spirituelle: « Je cherchais mon propre être et me fatiguait en vain, car personne n’a jamais réussi à obtenir la sagesse cachée de Dieu à travers des travaux stériles. Puis je me suis absorbée en Lui (l’ essence du Soi, Atman) et tout de suite je suis entrée dans la chambre du nectar – la « lune » cachée – où il y a de nombreuses cruches remplies desquelles cependant personne, vraiment personne (pas un homme ordinaire) ne boit ». « Je m’opposais à toutes mes propres croyances et tout ce que la langue me demandait, je lui refusais. J’ai alors commencé à Le contempler en raison de sa Grâce, mais voilà, j’ai vu les serrures de Sa porte. » Maintenant, Lalla reste tout simplement en place, calme et résignée devant l’incapacité de l’ego. Mais ensuite, la persévérance puis l’intensité absolue de son désir la conduisent jusqu’au bout: « Dans le même moment, la nostalgie de Lui m’a pénétrée, m’épinglant pour toujours à même où je me trouvais. Je L’ai contemplé, extasiée. »
Lalla a renoncé aux connaissances antérieures, celles liées à la sphère de l’illusion et de la dualité. Elle ne vit que pour Dieu. Elle est restée centrée dans le Soi et, indifférente au tumulte des désirs et des attractions du monde où elle vivait, elle a veillé à l’intérieur, dans le silence transcendant de son cœur. « Meurs avant de mourir. Quand la mort vient, gloire à Toi! Quelle est maintenant la signification de cette existence ? Je suis comme déjà morte, bien que je sois encore vivante » (soutra 68, id.). La mort de l’ego, même pendant la vie, conduit rapidement à l’éveil complet de l’âme et à la révélation du Soi. « Certains, même s’ils sont profondément endormis, veillent à l’intérieur. D’autres, avec les yeux grands ouverts, même s’ils semblent réveillés, sont enfoncés dans le sommeil. Certains, bien qu’ils se baignent dans les rivières sacrées, sont encore impurs ; d’autres, même occupés avec les aspects de la vie, restent complètement détachés des fruits de leurs actions. » (soutra 32, id.)
Transcendant sa volonté limitée et égoïste, perdue dans la volonté infinie, Lalla brûle en Dieu: « L’impureté de ma pensée s’est levée comme la poussière du miroir et mon nom est devenu célèbre. Je L’ai longuement contemplé et j’ai su qu’Il est toujours près de moi, j’ai vu que tout était Lui et que je n’étais rien. »
A partir de ce moment, « toute action que je réalisais était adoration. Chaque mot que je prononçais était un son subtil de mise en résonance avec des pouvoirs divins » (soutra 58, id.), dit Lalla. Les rituels externes perdent leur sens: « Toi seul tu es les cieux, Toi seul tu es la terre, Toi seul tu es le jour, la nuit et l’air, Toi seul tu es l’offrande de céréales et de bois de santal, les fleurs et l’eau qui les nourrit. Toi seul tu es tout ce qui existe. Donc, qu’est-ce que je pourrais t’offrir? » (soutra 17, id.). L’état de réalisation de l’union pleine et parfaite entre Shiva et Shakti (le « mariage spirituel » décrit par les grands mystiques chrétiens) est dorénavant son état naturel: « Moi, Lalla, je suis entrée par la porte de mon âme et voici, une joie ! J’ai vu Shiva fusionner avec son énergie, Shakti, et j’ai immergé dans le lac de l’ambroisie divine. »(soutra 68, id.)
Après avoir connu le bonheur de l’illumination et de la béatitude divine, Lalla a de nouveau tourné son attention vers le monde: « Dans ma recherche ardente, je suis sortie de mon cœur, au clair de la lune. Dans ma recherche ardente, je suis parvenue à réaliser que le même Dieu est uni au même Dieu. Ce monde, c’est Toi Seigneur ! Quels sont toutes ces choses et êtres ? Ils sont Tes yeux ! »